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Constance Greene tira d’une boite en bois de santal une cordelette de soie grise formant un noeud. En apparence, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’un obscur noeud d’origine europeenne, connu sous le nom de Mors du cheval, a ceci pres qu’il etait infiniment plus complexe. Les moines tibetains l’avaient baptise dgongs, c’est-a-dire le << denouement >>.

Ce noeud lui avait ete offert par Tsering a son depart du monastere. Il avait ete realise au XVIIIe siecle par un lama respecte qui le destinait a une pratique meditative specifiquement concue pour se detacher du monde, se debarrasser des pensees impures et des influences nefastes, ou bien encore contribuer a l’union des esprits. Tsering avait confie ce noeud a Constance afin de la purifier de son crime, mais elle comptait l’utiliser a present dans l’espoir de delivrer Pendergast de l’emprise de l’Agozyen. Le noeud devait rester intact, sous peine de lui oter ses pouvoirs et de lui rendre sa fonction initiale de cordelette, et devait servir exclusivement a des exercices mentaux.

La cabine etait plongee dans la penombre, les rideaux soigneusement tires devant les portes-fenetres de la terrasse. Marya, une lueur inquiete dans les yeux, patientait sur le seuil du salon lorsque Constance se tourna vers elle.

— Marya, cela vous ennuierait d’attendre dans le couloir et de garder notre porte ? Veillez bien a ce que personne ne vienne nous deranger.

A peine la porte s’etait-elle refermee sur la femme de chambre que Constance prit le noeud et le deposa sur un coussin de soie pose sur le sol au centre d’un cercle de bougies. Elle lanca un coup d’oeil en direction de Pendergast qui s’installa face a elle, de l’autre cote du coussin, avec un sourire froid. Le noeud symbolisait le lien qui les unissait a present, tant physiquement que spirituellement,

A l’image de Pendergast, Constance s’assit dans la position du lotus et resta un moment immobile, le temps de laisser ses membres se relacher Puis, tout en observant le noeud, elle s’appliqua a ralentir sa respiration et son rythme cardiaque ainsi que le lui avaient enseigne les moines, le temps de se plonger pleinement dans l’instant present en vidant sa tete de toute pensee, de toute notion de passe et d’avenir. Liberee du tumulte habituel de ses pensees, elle sentit la rumeur du monde exterieur prendre possession d’elle : le bruit des vagues sur la coque, la pluie qui battait sur les vitres des portes-fenetres, l’odeur de neuf qui flottait a l’interieur de la suite, celle de la cire fondante, le leger parfum de bois de santal du noeud.

Tout en fixant la cordelette, elle devinait du coin de l’oeil la silhouette sombre assise en face d’elle et dont elle ressentait fortement la presence.

Lentement, elle s’appliqua a faire taire ses sens l’un apres l’autre. La realite s’evanouissait progressivement dans la nuit, comme si quelqu’un avait ferme un a un les volets d’une maison plongee dans l’obscurite. La piece disparut dans un premier temps, puis le paquebot, et jusqu’a l’ocean sur lequel ils voguaient. Ce fut ensuite au tour des sons de s’estomper, puis des odeurs, de la sensation de roulis, de la conscience meme de son etre et de son corps. La terre s’evapora completement, le soleil, les etoiles et l’univers n’existerent bientot plus, et Constance se retrouva seule avec le noeud et l’etre dont elle devinait la presence de l’autre cote de la cordelette.

Le temps s’arreta. Elle venait d’atteindre l’etat de th’an shin gha, le Seuil du neant absolu.

Plongee dans un etat meditatif ou s’entremelaient curieusement une hypersensibilite et une absence totale de desir, elle se concentra sur le noeud. Pendant longtemps, il ne bougea pas, puis elle le vit se defaire de lui-meme, tel un serpent deroulant ses anneaux. Chaque boucle, chaque courbe, chacun des entrelacs de la cordelette s’ecartait lentement, les extremites du cordon de soie parcourant a l’envers le trajet biscornu effectue plus de trois siecles auparavant quand avait ete realise le noeud initial Un parcours d’une immense complexite mathematique, symbole de la necessite de denouer l’ego pour parvenir au stong pa nyid, l’etat de Vide pur dans lequel il devient possible de trouver sa place dans l’esprit universel.

Constance etait la, Pendergast etait la, et la cordelette qui se denouait lentement entre eux. Rien d’autre.

Au terme d’une periode indeterminee, une seconde peut-etre, ou bien un millenaire, la cordelette de soie grise ne forma plus qu’un tas sur le coussin. Au coeur du cordon apparut alors un petit chiffon de soie sur lequel avait ete redigee la priere secrete enfermee autrefois par le lama.

Constance se saisit du morceau de tissu qu’elle dechiffra lentement avant d’en repeter les paroles a l’infini…

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Tout en psalmodiant, elle se concentra sur l’extremite du cordon le plus proche. Au meme instant, elle sentit l’etre assis face a elle faire de meme.

En priant tout haut, sa propre voix achevait de denouer les meandres de son ego en brisant les liens qui la rattachaient encore au monde reel. A l’instant ou son esprit touchait l’extremite de la corde, elle se sentit traversee par une onde et commenca a parcourir la longueur de la cordelette, attiree par l’etre qui lui faisait face tout comme il etait attire par elle. Elle remonta en pensee le long du cordon denoue, respirant a peine, le coeur battant avec une lenteur infinie, se rapprochant inexorablement… Soudain, leurs deux esprits se toucherent et se melerent dans une conscience reciproque : ils venaient d’atteindre le stade final.

Constance se trouva aussitot transportee dans un endroit etrange et familier a la fois. Seule dans une rue pavee qu’eclairaient de majestueux reverberes a gaz, elle regardait fixement une demeure sombre aux volets hermetiquement fermes. Un batiment surgi de son imagination par son seul pouvoir de concentration, plus concret que le reve le plus realiste. Elle sentait la douce moiteur de la nuit sur sa peau, rodeur de charbon et de suie qui flottait autour d’elle dans un concert de crissements d’insectes. Elle examina la grande demeure a travers une grille de fer forge, attardant son regard sur le toit mansarde, les fenetres a meneaux, le belvedere.

Apres un court moment d’hesitation, elle franchit la grille et se retrouva dans un jardin austere et humide, envahi de fleurs mortes, dans lequel regnait une forte odeur de terreau. Elle poursuivit son chemin jusqu’a un portique. Elle franchit la double porte entrouverte, se glissa dans l’entree et rejoignit dans un grand hall. Un lustre de cristal tombait du plafond dans une atmosphere sinistre, ses pampilles tintant legerement sous l’effet du vent qui venait troubler l’air immobile. Une large porte s’ouvrait sur une bibliotheque deserte meublee de canapes et de bergeres, sa cheminee noire et froide. Un couloir conduisait a une immense piece silencieuse ressemblant a un refectoire, ou peut-etre a une salle de trophees.

Elle traversa le hall dalle de marbre dans un bruit de talons et monta les degres d’un grand escalier debouchant sur le palier du premier etage. Des tapisseries et des tableaux, a peine visibles dans l’obscurite, ornaient les murs, rythmes par des portes en chene patinees par le temps.

Elle s’avanca lentement. Sur sa gauche, vers le milieu du palier, s’ouvrait une porte, ou plutot ce qu’il en restait, le chambranle en lambeaux, des echardes de bois et des morceaux de plomb tordus eparpilles sur le plancher. De l’ouverture beante s’echappaient de forts relents de moisi et de mille-pattes en decomposition.

Elle franchit l’ouverture defoncee en frissonnant et decouvrit une autre porte. Elle touchait au but.

Elle posa la main sur la poignee et la tourna. La porte s’ouvrit avec un grincement sourd tandis qu’une bouffee de chaleur l’enveloppait brusquement, lui donnant l’impression rassurante de trouver un asile confortable au coeur de l’hiver.

Aloysius Pendergast lui faisait face, entierement vetu de noir comme a son habitude, les mains jointes, un sourire aux levres.

— Bienvenue, lui dit-il.

La piece, entierement lambrissee, etait aussi grande qu’elegante. Un feu flambait dans une cheminee de marbre et une vieille horloge, posee au-dessus de l’atre a cote d’une lampe a gaz et de gobelets de verre taille, sonna l’heure. Sur un mur, une tete de cerf empaillee survolait de ses yeux vitreux un bureau sur lequel s’empilaient des documents et des volumes relies de cuir. D’epais tapis habillaient le plancher de chene, sur lesquels s’etalaient d’autres precieux tapis persans entre des bergeres accueillantes, des livres ouverts parfois oublies sur leurs coussins moelleux. Il emanait de la piece une atmosphere de bien-etre, de luxe et de volupte.

— Venez vous rechauffer pres du feu, lui proposa-t-il en lui faisant signe d’avancer.

Elle s’approcha de la cheminee sans le quitter des yeux. Il y avait chez lui quelque chose d’inhabituel et d’etrange. En depit du realisme de la piece et de la vieille maison, les contours de Pendergast restaient flous et legerement transparents, comme s’il n’avait pas ete tout a fait la.

La porte se referma derriere Constance avec un bruit sourd.

Il lui tendit la main, mais au moment ou elle lui donnait la sienne, il la serra si fort qu’elle voulut la retirer sans y parvenir et il l’attira a lui. Ses traits se mirent a flotter, donnant l’impression de fondre, et sa peau se craquela alors qu’une curieuse lueur interieure sortait de tout son etre. Soudain, son visage tomba en cendres en revelant un visage que Constance reconnut immediatement : celui du demon Kalazyga.

Elle le fixait sans la moindre peur, attiree par la chaleur contagieuse qui evoquait chez elle la flamme triomphante et devorante ressentie tout au long de sa folle poursuite de Diogene Pendergast. Plus que tout, la purete meme de ce feu la plongeait dans la plus grande perplexite.

— Je suis la volonte ! declara-t-il d’une voix muette qui s’imprima dans la tete de la jeune femme. Je suis la pensee pure, debarrassee a jamais des scories du sentiment humain. Je suis la liberte. Viens avec moi.

Ecartelee entre fascination et repulsion, elle voulut a nouveau retirer sa main, mais le demon refusait de la lacher. Il approcha d’elle son visage d’une beaute effrayante et elle voulut se convaincre qu’il n’etait pas la, qu’il s’agissait d’une vue de l’esprit, de l’un de ces thangkas face auxquels elle avait medite pendant des heures au monastere.

Le Kalazyga l’attira vers le feu.

— Viens dans le feu. Fais bruler la peau morte du carcan moral qui t’enserre et tu en ressortiras libre et belle ; tel un papillon libere de sa chrysalide.

Elle fit un pas en avant, hesita avant d’en faire un second. Attiree par la chaleur, elle flottait presque au-dessus du sol.

— Oui, fit une autre voix. Celle de Pendergast cette fois. C’est bien, vous avez raison. Penetrez dans les flammes.

Plus elle approchait de la flambee, plus s’allegeaient le poids de sa culpabilite et le fardeau de sa honte a l’idee d’avoir tue, laissant place a la joie sombre qu’elle avait eprouvee en voyant le frere de Pendergast disparaitre dans les torrents de lave de la Sciara. Constance comprit soudain que ce court moment d’extase pouvait lui appartenir a tout jamais.

Il lui suffisait de penetrer dans les flammes.

Elle n’avait plus qu’un pas a faire. La chaleur du feu la caressait. Elle se revit au bord du gouffre dantesque de la Sciara, emmelee avec Diogene dans un simulacre macabre d’etreinte amoureuse. Elle revit son expression lorsqu’il comprit qu’ils allaient basculer dans le vide. L’expression terrible et pitoyable de quelqu’un qui sait qu’il va mourir, que tout espoir est perdu. Une expression dont elle avait honteusement savoure l’horreur, au point d’en eprouver une satisfaction amere qu’elle etait libre a present de pouvoir gouter a loisir, de toute eternite, sans eprouver le besoin d’excuser son geste au pretexte qu’elle avait uniquement voulu se venger. Un seul pas et il lui devenait loisible de tuer impunement de sang-froid, encore et encore, portee par le meme sentiment de triomphe orgiaque…

Tout espoir est perdu…

Avec un cri, elle s’arracha a l’emprise du demon et s’eloigna precipitamment du feu avant de s’enfuir de la piece a toutes jambes. Puis elle se sentit tomber et traversa dans sa chute le rez-de-chaussee, la cave et les souterrains de la maison, jusqu’a l’infini des entrailles de la terre…

[Aloysius Pendergast 08] Croisière maudite
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